Revue de presse – Lettre à Luc Dellisse


Actualités, Revue de presse / jeudi, mars 16th, 2023

Je viens de lire tes Mers intérieures, je saisis cette occasion pour te faire un signe et te dire en quelques mots ce que j’en ai ressenti.

Ce livre s’inscrit dans la continuité des précédents, et notamment du Cercles des îles. Bon nombre de thèmes s’y retrouvent, mais la perspective y est autre, ils sont abordés sous un angle différent, en une prose (excepté bien sûr la quinzaine de sonnets et poèmes en vers libres) concise, nette, une phrase bridée court, attentivement ponctuée.

Il s’agit de cerner la cohérence d’une existence dans l’organisation autour de son axe : le sentiment de l’exil, autre nom pour dire la poésie. L’entreprise impliquant inévitablement une part de bilan, l’ouvrage courait le risque d’aboutir au traité de morale individuelle – écueil évité tant les pistes du passé que tu réempruntes restent ouvertes.

L’écart semble être ta signature profonde. Une forme d’inadéquation au temps et aux êtres que tu combats, depuis l’enfance minée par les angoisses nocturnes, par des plongées dans le vif du jour et de l’être. Ces plongées sont le fruit d’une détermination autant que d’un besoin. Il y a là l’expression d’une pulsion quasi vitaliste, assise sur une aptitude à capter les scintillements du beau, matériel et humain, qui vient atténuer la dureté et la froideur de la notion d’exil (il est vrai que tu la tempères en lui conférant une fonction poétique).

La conscience de l’horreur contemporaine (Sécuritaire, Oksana Makar), l’incertitude d’exister aux yeux des autres, la peur de leur regard, les déconvenues de l’amour et, thème nouveau je crois, celles de l’amitié (vaine, perdue, cantonnée aux réminiscences) sont en tension existentielle avec une disposition fondamentale au bonheur, la conviction d’être soutenu par la chance (J’ai eu la jouvence avec moi – veinard! j’aurais aimé pouvoir en écrire autant), l’aventure, avec ses dangers, vécue comme un jeu, et une capacité d’émerveillement face au réel que l’on devine entretenue, voulue jusque dans ses aspects les plus anecdotiques.

Cette tension, tu l’as résolue par un parti pris dont l’affirmation est absolue, de l’ordre de la profession de foi : Vivre à temps plein en état d’avenir.

Au cœur de cet engagement, une option, instinctive autant qu’intellectuelle, a été prise d’entrée : accepter d’être traversé par la totalité de l’instant, en état de réception plénière (à l’image du tourbillon lumineux de Zagreb, d’inspiration weilienne et si proche de l’état de poésie), convaincu que l’expérience produira la matière mémorielle génitrice, la somme imprévisible des souvenirs qui font le vivier des poèmes à venir. Et, tout autant, accepter que cet amas matriciel se constitue dans le commun des jours, dans l’épaisseur et la lenteur du temps labyrinthique d’où tu t’abstrais progressivement, appliqué à la seule tâche qui situe : La poésie est mon seul lieu secret. (Ces Mers intérieures pourraient aussi être lues comme un précis de dissolution de Delisse (du Delisse-autre-que-poète).)

La vérité existe, très loin, très en retrait, écris-tu. Au fil des ans s’est élaborée chez toi une éthique de l’écart dont s’est dégagée une forme de prudence : Dans une vie, même vécue au galop, il n’y a pas de place pour beaucoup d’erreurs. Sinon on perd la partie pour de bon,  voire de sagesse : la tentation d’être tenté, sourire du Malin. Fondée sur le désengagement lucide, cette éthique s’est resserrée sur l’acte d’écrire, défini dans sa dimension la plus radicale: Il faut écrire pour rien. Ne pas avoir d’œuvre en vue. Ni discipline ni serment. C’est armé de cette liberté que tu t’orientes vers les lointains d’une vérité que peut-être, toi seul le sais, parfois tu touches.

Mers intérieures est un livre dense, riche en propositions, je sais en avoir dit peu, et, en même temps, je n’ai pas le goût (ni surtout la capacité…) du commentaire abondant. Mais je voudrais conclure ce courrier sur une dimension du livre que je n’ai pas évoquée : l’expression d’une forme de gratitude envers le donné, en une célébration sobre mais soutenue. Ces mercis sous ta plume peuvent atteindre à une puissante beauté.

Quelques exemples. Jardin est superbe. Voilure nous rend envieux par la chance (encore une) que tu as eue de voir tes moments de magie amoureuse systématiquement soulignés par un redoublement de la pluie.

Et surtout, à mon sens le joyau du livre, cette phrase finale de Paix séparée : le papillon de l’instant doré se replie dans le point du jour, comme si les deux crans d’un bijou primitif venaient soudain de se clipser l’un à l’autre et produire en même temps que l’unité retrouvée, le petit bruit sec des adieux.

André Sarcq, dramaturge et poète