Revue de Presse “Mers intérieures” de Luc Dellisse


Actualités, Revue de presse / mercredi, février 1st, 2023

Quelque chose d’heureux

Luc DELLISSE, Mers intérieures, Carnet d’exil 2021, Le Cormier, 2022

Les poètes sont pris dans cette tourmente de vivre chaque jour comme le premier. Pour eux, il n’y a pas d’acquis. Tout s’efface, tout est à reprendre sans fin. Luc Dellisse est poète, passionnément. À chaque mot, il s’investit. À chaque ligne, il tend cette corde raide du funambule qui pèse ses pas. À chaque phrase, il rompt, mais pour mieux partager.

Dans ses Mers intérieures, on ne plonge pas. C’est un journal imaginaire, rétrospectif : celui de l’année 2021, « une année comme les autres, excepté que j’ai jeté l’ancre dans le temps ». Une fois cette balise larguée, à même les flots de la mémoire, on peut quitter le temps comptable et l’aventure commence. Ce ne sont plus douze mois qui sont traversés ici, mais « Quatre saisons. Un seul regard ». Pour voir quoi ? Un défilé d’images et d’impressions qui ne nous appartiendront jamais entièrement, puisque ce sont d’abord les siennes ; une suite de vérités aussitôt retournées, de leçons de ténèbres qu’un brusque lever de rideau balaie sans état d’âme.

Car Luc Dellisse est de ces écrivains rares qui ne prétendent rien nous apprendre. Ils nous offrent juste le loisir de contempler en leur compagnie cette fascinante coulée de temps qu’est une vie. Ils nous confient comment eux s’y prennent pour endurer ce cruel enchantement et nous laissent libres du quitte ou double.

Comme toute liberté grande, ce mode d’être a ses exigences. La première : « Il faut écrire pour rien. Ne pas avoir d’œuvre en vue. Ni discipline, ni serment. On n’est pas là, c’est tout. » Des modèles ? la Simone Weil (un des seuls noms propres présents dans ces pages) de L’enracinement, et sans doute le Paul Valéry des Cahiers, en filigrane de la dynamique errante qui porte la voix « pour atteindre le but. Celui que nous nous sommes choisi et qui pourtant nous dépasse ».

Est-ce la disposition des mots sur la page qui conditionne l’énonciation, ou l’inverse ? Une étrange alchimie a lieu en tout cas : dans les proses, le « on » – pronom mirifique, investi de toutes les plasticités identitaires, enveloppe aussi charnelle que diaphane car multiple et unique, et qui condense l’homo étymologique – se fraie un chemin. Il est le seul habilité à convaincre la première personne que, d’ancrages en exils, elle est devenue « l’âme des autres ». Dans les vers libres, souvent, place au dialogue entre le je et le tu. Ensemble, ils s’aiment, dansent, se séparent, se jaugent dans le combat ou le plaisir (quelle différence ?). Ces poèmes brefs, manières de chansons douces et inquiétantes aussi, sont autant de dialogues débouchant sur le nous. Le possible se rouvre.

Au détour d’un paragraphe, Luc Dellisse, malicieux, revendique « l’écriture exclusive ». Si redoutable soit-elle, la formule ne fait qu’exprimer la discipline à laquelle s’astreint l’auteur, de livre en livre, de peau en peau. Toute complicité se doit d’être immédiate, et un homme pressé comme lui applique mieux que quiconque cet impératif. Voilà comment son lecteur ne se sent jamais seul ; voilà comme il lui est révélé qu’à tout moment, le maître mot reste « bonheur ».

Frédéric Saenen, Le Carnet et les Instants, 1e février 2023