La poésie de Luc Dellisse mise en lumière


Actualités, Revue de presse / dimanche, janvier 30th, 2022

‍Vient de paraître une longue étude de l’œuvre poétique de Luc Dellisse principalement publiée au Cormier depuis l’année 2000, due à Jan Baetens, lui-même poète et chercheur. Nous détachons un bref extrait de cet ensemble plein de finesse et de clarté.

En illustration la gravure de Paul Dumont pour le recueil Gibier de nuit, paru au Cormier en 2000.

« La structure d’ensemble d’un poème de Luc Dellisse n’est jamais celle d’un diptyque, faisant suivre un mouvement de crescendo par un mouvement inverse de decrescendo, mais celle d’une accumulation sans doute plus tendue qui se heurte à un arrêt non programmé, mais toujours fortement souligné dans la clausule. À titre d’exemple, et sans nulle intention de faire surgir quelque nouveau texte « caché dans les textes », voici les derniers vers de chacun des poèmes de « Lampe sur lampe », cycle inaugural du premier recueil, Baptême du feu :

Bonheur le doigt sur la détente.

Saut du lit après les parades.

En silence.

Le goutte-à-goutte d’un alphabet élémentaire.

Le cuivre est déjà dans les soutes.

Poème presque vivant, coupé net.

Enfer écrin du photographe.

De vis dans les plumes des anges.

Dans le miroir du plafond.

Le zigzag noir du sang qui siffle.

L’ombre du seuil ne bouge plus.

Quant au rapport entre poème et recueil, une même régularité s’y observe. Tout comme le vers annonce la structure du poème qui l’inclut, le déroulement du poème, avec son accumulation d’unités sans cesse plus tendues et son éclatement final, préfigure l’organisation des cycles et des livres, qui obéissent à la même logique et au même rythme profonds. Une note se met en place, des variations lui donnent des échos de plus en plus aigus, une fin surgit avant même que tout semble avoir été dit.

L’énumération est toutefois une figure de style d’une grande variété. Sa forme simple serait la liste, soit, abstraction faite des mille et une subtilités qu’autorise un tel moyen, la présentation d’un élément par vers, agencé en respectant les règles du vers libre traditionnel qui suppose la coïncidence de l’unité prosodique et de l’unité thématique (on passe à la ligne quand toute l’idée a été exprimée, l’enjambement – qui sera au cœur de ce que Jacques Roubaud nommera plus tard le « vers libre international » – ne fait pas encore partie de cette esthétique). Mais comme le montre le tout premier poème de Baptême du feu, cette structure de base se fait immédiatement très complexe :

Terrier

Les escaliers qu’on dévissait dans la poussière

Les lampes qui sautaient

Près des portes palières

Les baisers divisés, les seins

Pointés sur le plâtre des murs

Les orages, les clés, tout le trousseau perdu

Retrouvé. (…)

Les variations sont de deux natures, inséparables bien entendu. Sémantiques : éclairée par la dimension spatiale du titre, la liste donne d’abord un certain nombre d’éléments rattachés à la notion de « maison », puis glisse vers les habitants (les « baisers »), dont les unités spatiales ou visibles ne sont plus que le prolongement (« les seins pointés sur le plâtre des murs »). Mais aussi grammaticales et prosodiques : la symétrie formelle des deux premiers vers (substantif suivi de subordonnée relative) se rompt dès le troisième vers, avec un complément qui fait pivot entre les vers 2 et 4. « Près des portes palières » peut se lire comme un déterminatif de « sautaient » (on rétablit alors, avec quelque retard, la symétrie avec le vers 1), mais il peut aussi amorcer une nouvelle phrase nominale (l’évitement des signes de ponctuation en fin de vers encourage à introduire une telle coupure). Cette première énumération s’avère vite représentative de la démarche de Luc Dellisse, où la liste est à la fois très visible et sans cesse brisée par toute une panoplie de variations : longueur inégale des vers, inserts, enjambements, surgissement d’images, accumulation de compléments et surtout, irrépressible tentation du récit.

L’ajout narratif est sans doute le trait le plus marquant du travail sur l’énumération. Dans l’exemple précité, les premiers vers de « Terrier », cette pulsion narrative éclate dans le saut final de « perdu » à « retrouvé », qui brise l’alignement des éléments de la liste pour y installer une dimension proprement temporelle, car on « perd » d’abord et « retrouve » ensuite – une injection de temps qui fait relire les premiers vers dans une perspective tout à coup narrative : l’escalier d’abord, la porte palière ensuite, la chambre enfin, où l’on entre après un moment de suspense lié à la perte des clés… La poésie de Luc Dellisse a volontiers recours à ce type de retournements, à l’intérieur comme à la fin du poème, qui font basculer l’approche énumérative vers une approche non pas plus dynamique (les variations de la structure énumérative sont là pour éviter toute addition mécanique), mais plus narrative, comme si les choses déclinées permettaient tout à coup, à condition de relire, un vrai récit. »

Jan Baetens, « Luc Dellisse poète » (extrait) in :  Poésie des francophonies. Etat des lieux 1960-2020, Paris, éditions Hermann, 2022.