Revue de presse “Sur rien mes lèvres” de Jacques Richard


Actualités, Revue de presse / samedi, décembre 18th, 2021

« Les sens au carré »

Jacques RICHARD, Sur rien mes lèvres, Cormier, 2021, 51 p., 14 €, ISBN : 978-2-87598-029-8

« De l’image à la voix le chemin peut être bref, si les sens répondent. La rétine communique avec le tympan et parle à l’oreille de celui qui regarde ; et pour celui qui écrit la parole écrite est sonore : il l’entend auparavant dans sa tête. »
Antonio Tabucchi, Récits avec figures

richard sur rien mes levresDécouvrir, parallèlement à la lecture du dernier recueil de Jacques Richard, Sur rien mes lèvres, cette phrase d’Antonio Tabucchi extraite de son dernier livre n’est pas une coïncidence. Il n’y a d’ailleurs pas de coïncidence en littérature dès lors que l’on sait, lecteurs curieux que nous sommes, que les livres subtilement, « maïeutiquement », s’appellent, se répondent et s’engendrent. Pour le poète,  musicien et peintre qu’il est aussi, le décor s’affiche sur le théâtre des sens qui sont le point de départ du questionnement, de la réflexion de l’artiste.

Comment n’être que soi au contact de l’autre ou de son absence ? Comment dire cette « chair du monde » dont parle Merleau-Ponty si ce n’est en dévisageant l’autre, en le déshabillant parfois. Partant, vue, ouïe, voix, toucher, constamment, s’interpénètrent dans une sorte d’orgie de silence, de non-dit. Car ce sont bien ici les pauses musicales qui rythment les trois temps de cette valse assourdie des sens. Des sens au carré, en somme, qui donnent l’impulsion, qui animent la plume, l’archet et le pinceau.

J’ai vu ta voix
sculpter mes yeux
tes doigts 

coudre mes vœux
et répéter
tais-toi 

j’en ai vu l’or
endormir ma
raison

La poésie de Jacques Richard connait la musique de cette lézarde, de cette faille oscillant sans cesse entre visible et invisible, entre présence et absence, entre « la grève et l’eau ». Pour pouvoir recoudre cette chair distendue, « couverte d’écorchures », les mots eux-mêmes se défont, s’émiettent, se fragmentent en syllabes et consonnes. Tronc commun à reconstruire.

je vois tes lèvres taire
dans la buée éclose
de leur fente disjointe
et qui ternit le verre
où elles sont écrasées
les sons revenus poindre
au soir de tes paupières

Que faire dès lors pour raccommoder les plaies invisibles sinon invoquer la rigueur de la raison pour rééquilibrer le poids cubique des sens. User méthodiquement le corps de celui qu’on croit absent, dans l’espace d’une aube-frontière coincée entre une nuit trop courte et un jour trop long. Et ainsi peut-être au final, trouver ce mot juste qui n’existe pas mais que l’on continue de chercher pour se dire à soi que l’on reste tout compte fait le lecteur aguerri de l’autre. C’est là le champs/chant que continue d’explorer, avec toutes les nuances du clair-obscur, la langue exigeante de Jacques Richard. Méticuleusement ! Sensuellement !

Silence de peau
le soir est redite
de rides
[…]

Où veux-tu qu’on aille

Rony Demaeseneer; 12/12/2021


Jacques Richard et le secret du temps

Jacques Richard refuse la poésie nostalgique comme hyperréaliste. Non que le flou domine mais dans son livre les paysages ne comptent pas ou peu. À l’exception de celui de l’aimée. Pas question pour autant d’en faire le relevé géographique même si les reliefs sont à n’en pas douter des plus avenants au sein de quelques rides.

Le corps est donc aussi grandiose que réduit, loin et proche. Car le retrouver ne fut pas toujours chose facile. Mais là encore exit les anecdotes. Et le “rien” tel que l’auteur l’entend devient une façon d’éliminer ce qui est superfétatoire.

À mesure que le temps passe, les pages d’amour sont comptées et il faut les pénétrer comme un état de seconde nature. Là où le paysage devient abstrait, il demeure un lieu incarné en tension. Sans la moindre blabla, il circule en liberté pour “endormir la raison”.

C’est ainsi que s’y engagent tout le mental et l’émotion dans la conjonction du temps et de l’aimée. Poétique par excellence l’œuvre ne cherche pas la séduction mais une précipitation selon différents effets de pigmentations des atomes crochus. La peau devient un champ magnétique d’une sensualité aérienne, diffuse.

Demeure aussi une puissance tactile là où le fantasme est remplacé par le mythe. Un mythe maritime où la femme devient une des lames nues qui inondent le parcours d’ombre des saisons. C’est aussi une traversée, un gouffre de sensations. La gravité est là mais s’y renverse tout autant.

Jean-Paul Gavard-Perret

Jacques Richard, Sur rien mes lèvres, Le Cormier, Bruxelles, septembre 2021, 58 p.-, 14 €