Luc Dellisse, nouvelliste


Blog, Revue de presse / lundi, mars 21st, 2022

Luc Dellisse renouvelle l’art de la nouvelle

À côté de la qualité de sa langue, à la fois d’une beauté classique et constamment inventive, un trait qui caractérise l’œuvre multiforme de Luc Dellisse, romancier, nouvelliste, essayiste, poète, est sa profonde cohérence : une grande unité de thèmes, de style, de ton, d’atmosphère, qui se manifeste depuis quelques temps également par l’intermédiaire d’une forme particulière. Tous les livres récents de cet auteur se présentent en effet comme des collections de textes assez courts d’emblée conçus et rédigés en vue de leur assemblage. Dans le cas des essais, ce dispositif permet de mettre en lumière les multiples facettes d’une idée ou d’un sujet : les conditions pratiques de la liberté dans une société où elle est menacée (Libre comme Robinson), la fonction d’écrivain dans le monde post-littéraire (Un sang d’écrivain). Appliquée aux œuvres de fiction, la formule fait de ses livres de nouvelles des objets singuliers, à mi-chemin entre un recueil d’histoires et une espèce de roman fantôme. Inauguré avec L’Amour et puis rien, évocation d’une passion amoureuse douloureuse à la fois unique et multiple, consolidé avec Le Sas, une suite d’histoires mettant en scène l’irruption d’un fantastique inquiétant dans le monde ordinaire, le procédé donne la pleine mesure de sa puissance expressive dans les deux derniers livres de Luc Dellisse, parus à quelques mois d’intervalle.

Dans Belgiques. Cet éternel retour, il n’est question du pays cité dans le titre que de manière oblique, comme le décor des épisodes racontés dans les quinze nouvelles qui composent le livre. Le vrai sujet de celui-ci, c’est de fait le temps et la mémoire, dont le fonctionnement fantasque est décrit en conclusion de la première histoire : « La mémoire est une jouvence. Elle voyage dans le temps. Elle avance et elle recule, elle fait revivre ce qui est mort, puis le renvoie dans l’ombre. » Parce qu’elle est capricieuse et imprévisible, les quinze épisodes en question, chacun associé à une année, de 1965 à 2021, ne se succèdent pas en ordre chronologique. Certains des récits ramènent à l’enfance et renvoient à la figure des parents. Plusieurs dessinent en pointillés un mariage éphémère, dès le départ sans avenir, qui ne cesse d’émettre des signaux bien après sa fin. Dans beaucoup d’entre eux le télescopage d’époques différentes joue un rôle dramatique central, moments souvent éloignés dans le temps, mais proches l’un de l’autre dans un des plus beaux textes, un hommage mélancolique à un ami disparu. Présente malgré tout dans ces pages, la Belgique l’est sous la forme de cette atmosphère de tristesse morne des pays sans soleil que connaissent bien ceux qui vivent dans les contrées nordiques pluvieuses, parfaitement accordée à la tonalité sombre de la plupart des histoires : « Le voyage dans le temps est un combat qu’on perd, qu’on gagne, qu’on reperd, qu’on regagne […] jusqu’à la somptueuse défaite finale ».

Le thème autour duquel est organisé le second livre, Une vie d’éclairs, est moins explicite. Une de ses composantes est énoncée, ici aussi, dans une des premières pages : « La chance existe. Elle a ses ressorts. Alors que la situation semble sans issue, quelqu’un, quelque chose, intervient et, du doigt, défait le nœud. » Dans le même esprit, plus loin dans le livre, réfléchissant à sa vie amoureuse, le narrateur mentionne au titre de ses atouts dans ce domaine sa « capacité de distinguer la promesse, de saisir la chance quand elle […] sourit ». À plusieurs reprises, dans d’autres histoires, référence est faite aux « petits dieux » qui interviennent dans la vie des hommes pour en infléchir le cours de manière décisive, souvent, il est vrai, avec pour seul effet d’éviter un désastre annoncé. « J’ai fui, bien sûr », dit le narrateur à propos de sa rencontre avec une personne qu’il perçoit comme une figure diabolique. Plus généralement, ce qui caractérise et solidarise les vingt-quatre histoires de cette collection, c’est que tout s’y passe sous le signe d’un temps discontinu, progressant par saccades et secousses : décisions soudaines, gestes brusques, coups de théâtre, retournements de situations, révélations fracassantes, déclarations inattendues. Les épisodes décrits baignent quelquefois dans une atmosphère lumineuse et heureuse. Le plus souvent, le hasard ou l’ingéniosité du narrateur ne lui permettent que de différer le moment d’une inévitable défaite, étant entendu qu’il faudra bien finir par perdre : « En fin de compte, vivant ou mort, on ne s’en sort pas. »

Belgiques. Cet éternel retour et Une vie d’éclairs s’inscrivent dans le cadre du projet d’autobiographie imaginaire que Luc Dellisse met en œuvre depuis une vingtaine d’années, qui consiste, non à raconter sa vie à l’aide des procédés de la fiction, comme le fait l’autofiction, mais à construire des histoires en transformant par l’imagination un matériau tiré de sa propre existence. Les lecteurs qui connaissent son œuvre retrouveront dans ces deux livres beaucoup d’éléments de l’univers singulier qui constitue sa marque de fabrique. Les récits qui les composent sont écrits à la première personne par un narrateur, ni tout à fait le même ni tout à fait un autre, qui présente des caractéristiques familières : de haute taille, il a longtemps vécu d’expédients et mené, sous le signe de la menace, du danger et de la fuite, une existence nomade dans laquelle les trains, les taxis et les hôtels occupaient une place considérable. Comme les narrateurs des précédents ouvrages, il a connu de très nombreuses aventures sentimentales, fréquemment brèves et fugitives, souvent passionnées, se terminant plus d’une fois par une séparation dévastatrice : « J’ai mis trois mois à réapprendre à respirer. Trois autres mois à ne plus souffrir en continu, mais seulement toutes les heures. Et plus longtemps encore pour sentir, de loin en loin, que je pourrais m’en tirer. » La récurrence de ce personnage et la thématique commune de chacun des deux livres confèrent à ceux-ci une forte unité qui les fait fonctionner comme quasiment deux romans en morceaux. Cette unité est renforcée par les qualités traditionnelles de la prose de Luc Dellisse, qui se montre ici d’une exceptionnelle efficacité : une prose sèche et concise, sans un mot de trop, économe en adjectifs, tous idéalement choisis, maîtrisant de manière souveraine l’art de l’ellipse et celui de la chute. L’enchaînement inexorable des phrases y produit une impression de merveilleuse nécessité, qui donne à chacun de ces petits textes une extraordinaire densité et aux deux ensembles qu’ils forment un exceptionnel poids de vérité.

Michel André